Mon ami Yann, son métier dans la vie c’est artiste peintre. J’ai eu le plaisir de le voir dernièrement, au cours d’une fête organisée par une amie commune, et, de fil en aiguille dans la discussion (comme toujours) j’en suis arrivé à discuter d’horlogerie. Et là, quelle fut ma surprise d’apprendre qu’il détient une montre ayant une histoire particulière, une montre de poilu. Il l’a reçue d’un vieux cousin à lui. Cette montre lui évoque la Grande Guerre. Il a écrit un petit texte à son propos et me l’a communiqué afin que nous vous le partagions. Voici son histoire…
Emmanuel L. pour Passion Horlogère

« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » écrivait le poète. Chez moi, la réponse est oui, indiscutablement.
Dans mon atelier, pendue au mur, il y a notamment une montre à gousset. Les aiguilles en sont arrêtées, mais pas dans ma tête. En réalité, c’est elle qui me donne l’heure et aussi la direction à suivre sur le chemin que j’ai choisi.
Un vieil homme qui s’appelait Pierre me l’a confiée ; il m’aimait bien je crois.
Son père était le cousin de mon arrière-grand-père. C’est à lui que cette montre appartenait. Il l’avait lui-même reçue en cadeau de son père pour fêter l’obtention de son certificat d’étude. Quelques années plus tard, il partait de son midi natal pour la grande guerre, en chantant. La fleur au fusil et le cœur vaillant, il comptait bien reprendre l’Alsace et la Lorraine à ces « salauds de boches ».
En à peine quelques mois, l’horreur sanglante avait tôt fait d’éclater pour lui au grand jour. Loin, très loin de la propagande de tableau noir des écoles de la République, des marchands de canons qui comptaient leurs francs or du haut des cheminées de forges, des généraux grabataires qui bafouillaient leurs ordres de l’arrière, lui guettait la mort dans la nuit assourdissante, les jambes tremblantes dans l’eau glacée. Cette situation absurde en faisait hurler plus d’un, d’autant que tous savaient que, comme eux, en face, de pauvres paysans chiaient de peur au moindre bruit. C’était souvent celui des rats, au-dessus de leurs têtes, dans le no man’s land, qui se disputaient le cadavre d’un camarade « tombé pour la France ou pour le Reich ». Au fond, quelle importance ? Il était là, lui le pauvre poilu de 14, étourdi par le bruit incessant des obus, par les nuits passées sans sommeil dans son trou boueux à revoir les sourires juvéniles de ses amis disparus derrière leurs gueules cassées.
On allait finir le boulot, en bons soldats, mais ce serait la « der’ des der’ », c’était la promesse qu’ils se faisaient tous avec leur sang. Assez de toute cette merde.
Et le petit méridional frigorifié, épuisé, rongé par la vermine et la dépression regardait sa montre, ma montre, soupesant chaque seconde de vie en plus dans cet enfer comme une victoire. Mais voyant, hélas, comme des siècles les mois qui le séparaient de sa première permission.
Il espérait de toutes ses forces qu’un jour il allait revoir la charmante fille du pharmacien de Vauvert avec laquelle il comptait se marier. Il escomptait reprendre la propriété familiale et vivre heureux, simplement.
Juste avoir un peu de temps, encore un peu de temps, pour faire autre chose que tuer des gens.
Quand je peins, tranquillement dans mon atelier, je regarde sa montre qui avance encore dans ma tête et je me dis que c’est aussi un peu pour lui que je le fais, parce que les fleurs finissent un jour par repousser et que la vie a continué…
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