En 2011, Peter Speake Marin devenait le premier horloger indépendant Membre d’Honneur de Passion Horlogère. En 11 ans beaucoup de choses ont évolué. Peter a quitté Speake-Marin pour devenir The Naked Watchmaker et se permet, tous les mois, d’inverser les rôles. D’interviewé, il devient intervieweur. Et c’est à cet exercice peu habituel pour celui qui a l’habitude de tendre le micro, qu’il m’a soumis. Entretien extrêmement intime auquel on ne se soumet que si on est en totale confiance. Et avec Peter, Daniela, et Phanton (leur fils) c’est une histoire d’amitié et de confiance longue de 11 ans qui a servi de caution à cet entretien. Après la version originale en anglais publiée sur The Naked Watchmaker, voici la traduction en français pour notre lectorat francophone. Thierry Gasquez
The Naked Watchmaker – Décrivez brièvement votre enfance.
Thierry Gasquez – J’ai eu une enfance heureuse. J’ai vécu dans un quartier populaire d’une petite ville du Gard, dans le Sud de la France, entouré de nombreux amis et d’une famille très aimante. J’étais le dernier d’une fratrie de 4 enfants, avec un frère et deux soeurs beaucoup plus âgés que moi. Ce qui explique sans doute la raison pour laquelle ils étaient très prévenants envers moi. Au lieu de me rejeter parce que trop petit pour les suivre, ils m’associaient à leurs histoires de jeunes, un peu comme une mascotte. À l’âge de 6 ans j’étais déjà au milieu d’une bande d’adolescents rebelles qui avaient des looks Punk, Funky, ou Rasta. C’était très coloré et très marrant. Dans une cave de l’immeuble que nous habitions et qu’ils avaient aménagée avec canapé, frigo, et tout le confort nécessaire à une bande de jeunes ados, j’allumais leurs cigarettes, et je terminais leurs fonds de bouteilles de bière dans une ambiance enfumée en écoutant à fond Renaud, Téléphone, The Clash, ou Bob Marley. J’ai donc la chance d’avoir vécu deux adolescences dans ma vie.
TNW – En tant qu’enfant, quelles étaient vos ambitions ?
TG – Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu des ambitions particulières. J’ai toujours vécu au jour le jour. Je me souviens juste qu’enfant j’affirmais qu’à 18 ans je serai marié, que j’aurai un travail et des enfants. Ce chiffre « 18 » était pour moi le symbole du passage à l’âge adulte. Ce n’est qu’après que j’ai compris qu’à 18 ans on aspire encore à une part d’enfance.
TNW – Enfant, quel est votre souvenir le plus marquant ?
TG – J’ai tellement de souvenirs de mon enfance… s’il devait y en avoir un de spécialement marquant, j’évoquerais mon premier entraînement de rugby. J’avais 5 ans et j’accompagnais mon grand frère pour y retrouver la maman d’un de ses meilleurs amis qui était éducatrice des tout-petits, la catégorie qu’on appelait « mini poussins ». C’était la catégorie des enfants de 6 ans. Ils avaient donc tous un an de plus que moi. Cela se passait un mercredi en début d’après-midi. Cette visite qui devait s’écourter a finalement duré. J’avais été subjugué par « Gaël », un joueur qui courait tellement vite, plaquait sans crainte, et faisait briller ses coéquipiers. Nicole et « Jean-Jean », les deux éducateurs, m’ont proposé de les rejoindre et d’essayer le ballon ovale. Je me souviens des efforts et de l’adresse demandée. Je me souviens des gouttes de sueur perlant sur le front de Jean-Jean et atteignant son collier de barde. C’était très dur, mais nous avions la récompense du petit match en fin de séance. J’étais trop petit pour prendre une licence pour cette fin de saison, mais j’ai assisté à tous les entraînements qu’il restait, accepté comme membre de l’équipe, même si je ne pouvais pas faire les matchs avec eux. Et l’année suivante je prenais ma première licence de rugby, sport que j’ai pratiqué ensuite pendant plus de 20 ans. Une magnifique découverte pour moi, et comme le disait le slogan de l’époque, « une école de la vie ».
TNW – Avez-vous déjà eu un autre métier ?
TG – J’ai commencé à travailler très tôt. Ce n’était pas de réels métiers mais des « jobs d’été ». Cela me permettait de me faire un petit peu d’argent de poche pour m’offrir ce que je désirais. J’ai commencé à l’âge de 14 ans en m’occupant des animaux et des maisons de voisins lorsqu’ils partaient en vacances. Et puis je rendais service aux personnes âgées en allant leur acheter journaux, leur pain et autres choses nécessaires. Cela me permettait de gagner une petite pièce que je courrais dépenser avec mes amis pour quelques friandises. À l’âge de 16 ans, vivant dans une région de vergers, j’ai commencé à travailler l’été à la cueillette des fruits. Puis, une fois mon baccalauréat en poche, pendant mes études supérieures, j’ai travaillé en qualité de surveillant d’établissement scolaire. En collège, puis en lycée. J’en garde d’excellents souvenirs. Cela m’a permis de régulièrement faire des remplacements de professeurs absents, et donc de confirmer cette envie qui était la mienne d’embrasser une carrière d’enseignant en Histoire – Géographie.
Mais la vie menant parfois à d’autres voies que celle imaginée, j’ai fait carrière dans une autre administration, au sein du Ministère de l’Economie et des Finances. De bien belles années encore, avant d’avoir la chance de vivre de ma passion pour l’horlogerie. J’ai eu cette chance d’avoir toujours travaillé, d’avoir toujours fait des choses passionnantes et de n’avoir jamais connu la nécessité de faire un métier « alimentaire ». J’en suis conscient, et c’est ce que je souhaite à tout le monde !
TNW – Qu’est ce qui vous a fait choisir d’aller dans le sens que vous avez choisi ?
TG – Il m’a fallu 3 ingrédients essentiels :
– De la passion – Je n’ai jamais eu de plan de carrière en tête. J’ai toujours évolué à l’instinct, et je me suis toujours passionné pour ce que je faisais. Auparavant, j’apprenais à aimer ce que je faisais par la pratique. Avec l’horlogerie, cela a été différent car je suis passé d’un hobbie à une passion qui, par la suite, est devenue un métier.
– Des rencontres – Mon métier n’aurait jamais été possible sans les belles rencontres que j’ai pu faire dans ma vie. Au tout début, mon ami Emmanuel m’a initié à la belle horlogerie. Puis, mon épouse, ma famille et mes amis m’ont encouragé dans cette passion en m’offrant ma toute première belle montre pour mes 30 ans. Et par la suite, de cette passion naissante avec l’envie de la partager, sont apparus de nombreuses autres personnes qui m’ont encouragé et parfois soutenu. C’est le cas des tout premiers que furent Hervé Laniez, Directeur Général de Seiko France, et Jean-Claude Biver que l’on ne présente plus. Ils ont été les premiers dans la profession à parier sur moi. Et puis il y a mon grand ami Richard Dang, célèbre restaurateur parisien qui, sur le seuil de son restaurant m’a dit « Thierry, fonce, je m’occupe de la logistique ». sans lui Passion Horlogère n’aurait jamais existé !
– De la chance – Il en faut toujours dans tout parcours professionnel. Chance, hasard, part d’aléas font basculer les choses. Je pense naviguer sous une bonne étoile et être inspiré par d’heureux hasards qui me font prendre de bonnes directions. Pourvu que cela dure…
TNW – Quel est le pire travail que vous ayez eu à faire ?
TG – Il s’agit d’un travail agricole : l’écimage du maïs. Par une chaleur étouffante, en plein été, avec obligation d’être très bien recouvert sur tout le corps pour ne pas être entaillé par les feuilles de maïs, le visage caché, la tête recouverte d’une capuche, avec port de lunettes obligatoire, avancer le long des rangées de maïs pour les étêter. On a les bras constamment en l’air pour attraper le sommet de ces longues tiges, et on marche dans des rangées de 200 à 300 mètres de longueur dans une boue qui s’agglomère à vos bottes et vous alourdit de plusieurs kilos. C’est réellement quelque chose de très très pénible et d’éprouvant physiquement. Ce genre de job d’été forge le caractère et donne de véritables raisons pour chercher à réussir dans les études, croyez-moi ! Mais je ne regrette vraiment pas d’avoir eu ce type d’expérience. On en sort toujours grandi !
TNW – Quel a été le moment le plus difficile jusqu’à présent dans votre vie ?
TG – Les pires moments dans une vie, selon moi, sont ceux qui touchent à la chair. La perte d’un proche, les blessures et la souffrance physique pour vous ou pour quelqu’un que vous aimez, sont autant d’épreuves qu’il faut subir. Hélas c’est le lot de tout le monde et on doit dépasser cela. Sans oublier, mais en en tirant la force qui peut en résulter.
TNW – Qui a eu la plus forte influence sur vous ?
TG – Au niveau personnel, sans hésitation je citerais mon meilleur ami, Eric, qui a toujours été très très proche de moi. Cela fait 30 ans que nous sommes inséparables et que nous avons contribué respectivement à nous façonner. Il est le parrain de ma fille, je suis le parrain de la sienne. Il sait tout de moi et moi de lui. C’est une relation fusionnelle où quand l’un d’entre nous commence une phrase, l’autre pourrait la terminer. On s’est connus au tout début de notre adolescence, il arrivait du Mexique et d’une vie de voyages du fait de la profession de ses parents, alors que moi je n’étais jamais sorti de France, et que trop rarement de ma région. On jouait au rugby ensemble et on avait ce même rejet des injustices.
Au niveau professionnel j’ai toujours eu la chance de faire d’incroyables rencontres. Jacques Chiffoleau, un professeur de l’Université d’Avignon m’a donné le goût de l’enseignement. Ahmed Zitouni, professeur à Science Po Aix-en-Provence m’a encouragé à travailler dur pour réussir. Alexandre Romero, au MINEFI m’a montré la voie du management. Et enfin, dans l’univers horloger, je dois dire que j’ai beaucoup appris en observant et en côtoyant à quelques reprises Jean-Claude Biver. C’est l’homme qui m’a le plus appris et le plus soutenu ces dernières années. Il est brillant dans son analyse et dans ses critères de décision. Il a une capacité à toujours avoir un coup d’avance, car il ose. Il ne se repose jamais sur ses lauriers et il a la capacité de parler aux grands comme aux anonymes. Toujours dans un but : avancer, trouver le talent ou l’idée de demain. Il sera pour moi toujours « premier, unique, et différent » comme il aime à dire.
TNW – De quoi êtes-vous le plus fier ?
TG – Je n’ai pas de fierté particulière. Je suis très heureux de beaucoup de choses dans ma vie et cela me convient bien assez. Mais s’il fallait faire un choix, ce serait mes enfants. Peut-être qu’eux feront de moi un jour un homme fier.
TNW – Quels conseils donneriez-vous à un jeune de 20 ans qui pense à prendre un chemin semblable au votre ?
TG – De se lancer uniquement s’il n’a pas l’ambition de réussir ou de tout changer. Il faut toujours rester humble. À se concentrer uniquement sur des objectifs on en oublie le moteur même d’une telle entreprise : la passion. Il faut qu’elle soit viscérale. La passion n’est pas un métier, la passion n’est pas un hobby. Elle est les deux à la fois. Quand on est passionné, on n’a jamais l’impression de travailler, mais on ne fait plus que cela !
TNW – Citez trois choses de votre bucket list. (Les choses que vous voulez faire avant de mourir)
TG – On dit que pour avoir une vie aboutie il faut avoir réalisé trois choses : Avoir eu au moins un enfant, avoir planté un arbre, et avoir écrit un livre.
J’ai la chance d’avoir réalisé ces trois choses. On peut donc en conclure que je suis un homme heureux et que potentiellement je pourrais mourir demain. Même si je ne le souhaite vraiment pas. Il y a tant de belles choses à vivre, de personnes à rencontrer, et de bonheurs à partager…
TNW – Comment voyez-vous l’industrie horlogère dans 10 ans ?
TG – Je suis très confiant pour cette industrie car on y rencontre de véritables talents. La crise actuelle est une aubaine car elle permet de se remettre au travail et de trier « le bon grain de l’ivraie ».
On est allé très loin dans l’invraisemblable et aujourd’hui on assiste à une normalisation du secteur. Il faut quand même recontextualiser l’horlogerie. Une montre est aujourd’hui sans doute l’objet le plus inutile qui soit. Il n’a selon moi qu’une valeur liée au plaisir. Et c’est ce qui en fait pour un grand nombre de personnes un objet indispensable. Je suis de ces personnes pour qui le plaisir et les émotions sont indispensables dans une vie.
Donc quelle que soit la montre, sa valeur, ses complications, ses fonctions et son esthétique, elle doit provoquer des émotions à celui qui la possédera ou qui cherchera à l’acquérir. Cela passe par toute forme de créativité au niveau du produit horloger mais aussi au niveau de l’expérience qui accompagnera la rencontre entre la montre et son (futur) propriétaire.
Et en cela je suis très confiant car les horlogers ont toujours fait preuve de ressources et de capacités d’adaptation. J’espère être toujours là dans 10 ans pour pouvoir en témoigner aux lecteurs de Passion Horlogère.
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